Discours de Moshe Smoira, premier Président de la Cour Suprême de l'Etat d'Israël, daté du 14 septembre 1948


Tapuscrit du discours de Moshe Smoira, premier Président de la Cour Suprême de l'Etat d'Israël, daté du 14 septembre 1948. (Au dos de l'avant dernière page, indication au crayon : "5,10 - 50$".)

 

Discours du Président de la Cour suprême à la cérémonie d'ouverture à Jérusalem, le 10 Elloul 5708 (14/09/1948)

 

Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Garde des sceaux, Monsieur le Conseiller juridique, Messieurs les magistrats, Maîtres, Mesdames et Messieurs.

Au nom de mes collègues et en mon nom, je tiens à remercier, le Premier Ministre, ainsi que Monsieur le Garde des sceaux et Monsieur le Conseiller juridique, pour leurs interventions. L'heure est historique : l'ouverture d'une Cour suprême et la nomination de nouveaux juges qui y siègeront est un événement important pour tout le pays et l'ensemble du peuple. A plus forte raison, lorsqu'il s'agit de l'inauguration de la première Cour suprême de l'Etat d'Israël tout juste naissant.

Et à plus forte raison lorsque cela se passe à Jérusalem. J'ai l'immense honneur d'ouvrir cette première Cour suprême, ici dans l'Etat d'Israël. Le privilège est gigantesque. Et la responsabilité qui s'y attache l'est encore en plus.

Je ressens la nécessité d'une prière, semblable à celle du chantre[1] officiant aux fêtes redoutables. Il commence par ces mots : "Me voici, moi le dénué de bonnes actions, tremblant et terrorisé se tenant devant Toi..."

Et ce doute qui le traverse, à savoir, s'il est apte et suffisamment correct à officier, nous traverse également. Puis une autre prière jaillit de sa bouche : ''Donne-moi une réussite dans le chemin que j'emprunte.'' Ce sentiment que je ressens, est sans doute partagé par mes collègues magistrats. Nous élevons ensemble, une prière, pour réussir dans cette voie.

Il y a quatre mois, jour pour jour a été proclamé l'Etat d'Israël. Je vois de bon augure l'ouverture de cette Cour quelques jours après avoir lu la section de ''Shoftim''. Après avoir entendu l'ordre de la Torah : ''Placez des juges et des policiers dans toutes tes villes et qu'ils jugent le peuple avec justice.''[2]

Maimonide introduit les lois du Sanhedrin par ceci : "Il y a une Mitsva positive de nommer des juges et policiers dans chaque province et dans chaque contrée" comme le dit le verset : Placez des ''shoftim'' et des policiers dans toutes tes villes... Les ''shoftim'' désignent les magistrats siégeant dans des tribunaux, chez qui les protagonistes peuvent se rendre.

Le regard israélien-juif sur la responsabilité des juges trouve son expression dans l'interprétation de nos sages de laquelle il convient de ne rien changer ni retirer quoi que ce soit.

En rapport au texte talmudique du traité Sanhedrin, Maimonide écrit : "Un juge doit se voir constamment comme si une épée lui était posée sur le cou, et l'enfer, ouvert à ses pieds ; qu'il sache qui il juge, devant Qui il juge et devant Qui il devra rendre des comptes, s'il dévie de la ligne de la vérité." Ailleurs, il écrit : "Tout juge qui ne rend pas un jugement de vérité est la cause de l'éloignement de la présence divine au sein du peuple." 

En effet, alors que les sages ont insisté sur l'énorme responsabilité des juges, ils ont par ailleurs encouragé leur action et poussé à endosser cette fonction fondamentale : ''Tout juge qui rend un jugement véridique, même une seule heure, c'est comme s'il avait réparé le monde et entraine la présence divine au sein du peuple.'' Aussi : ''Tout juge qui rend un jugement DE VERITE, c'est comme s'il était associé à D. dans la création du monde.''

L'expression utilisé ici, place l'action du juge au-dessus de tout. Il s'agit aussi du bonheur créatif, dans l'action de juger. Mais tout en se réjouissant, devant ce rôle créatif, nous devons nous souvenir des qualités requises qu'énumèrent nos sages. Voici le texte de Maimonide : "Un tribunal - composé de 3 juges - se doit d’être pétri de ses 7 éléments pour chacun des juges, les voici : la sagesse, l'humilité, la crainte, la détestation de l'argent, l'amour de la vérité, l'amour des humains, et un bon renom."

En quoi consiste cet amour de l'homme ? Un œil bienveillant, une humilité naturelle, une compagnie qui est agréable fait d'échanges avec autrui se passant dans la sérénité.

Dans l'adjectif ''Anché hail''[3], il faut comprendre : un cœur courageux, prêt à sauver l'homme escroqué ou agressé de son agresseur. Comme il est dit à propos de Moise : ''Moise se leva et les sauva.''[4] De même que Moise était humble, tout juge doit l’être.

''Sonhé batsa'' - Qui haïssent l'argent -[5], même le leur. Ils ne cherchent pas à en gagner !

En entendant ces exigences requises pour les juges, nous risquons d’être découragés et nous ne pouvons qu'espérer un jour atteindre ce niveau extraordinaire. Malgré tout, cette exigence nous incombe, à toute époque, à plus forte raison aujourd'hui, au renouveau de notre Etat.

Notre législation s'est fixée de maintenir les lois qui étaient en vigueur, au moment de la déclaration d'indépendance, tant qu'elles n'entrent pas en contradiction avec les ordres des autorités et de la justice ou avec d'autres lois qui seraient données par le conseil d'Etat provisoire ou par certains changements émanant du fait de l'établissement de l'Etat et de ses prérogatives. La législation provisoire a fait de son mieux pour garantir une stabilité de la justice, même dans cette période transitoire, du renouveau de notre vie législative.

Ne passons pas outre nos prérogatives, et ne franchissons pas certaines lignes, pour le renouveau de nos lois. Même ceux qui ne sont pas favorables à la séparation des pouvoirs, reconnaitront que ce n'est pas notre rôle. Et que nous n'avons pas à franchir la frontière du législateur.

Il existe une loi dans le code civil suisse stipulant qu'au cas où un juge ne trouve ni de loi ni de jurisprudence lui permettant de trancher un cas, il lui incombe à lui de trancher, comme s'il était à la place du législateur. Tout ceci est juste et vrai, mais à condition qu'il y ait un réel vide judiciaire. Quand ce n'est pas le cas, il devra trancher selon la loi établie. Parfois, le juge disposera d'une certaine marge de liberté, afin d'arriver à une décision en adéquation avec la justice et la droiture. Mais cette liberté a ses limites. Si le juge sent un jugement en inadéquation avec une loi existante, il n'aura d'autres choix que de se tourner vers le législateur, demandant des adaptations de la loi.

Par ailleurs, le juge devra redoubler de vigilance, afin de ne pas aboutir à certaines conclusions qui seraient en phase avec l'intelligence et la logique, mais contraires à la justice et la droiture. Malgré ces lignes étroites encadrant la loi, je reste persuadé que nos tribunaux seront en mesure d'apporter une vivification de la loi hébraïque, avant même d'avoir nos propres nouvelles lois, comme dans tout code civil.

Les tribunaux pourront mettre cela en place, en ''habillant'' leurs conclusions par une forme judiciaire et par un hébreu authentique. Également par le fait, de mentionner, sur les questions qui se veulent fondamentales, la loi juive, même si elle est inapplicable.

La situation judiciaire complexe, dans laquelle nous sommes - à savoir, le mélange d'un droit ottoman, français, anglais et juif dans notre pays - crée une situation enchevêtrée qui nous mène à adresser une requête spéciale, à la communauté des avocats, afin de solliciter leur aide, pour trouver les sources, pouvant justifier des verdicts ou conclusions en adéquation avec la Loi.

L'époque où nous pouvions suivre le célèbre dicton romain [3 lignes manquantes]

C'est à dire, "La loi est connue du tribunal, donnez-nous des faits, nous vous dirons la Loi" - est révolue.

Aujourd'hui, les juges devraient être semblables à des anges pour pouvoir remplir tous ces rôles, définir les faits et trouver par eux-mêmes, toutes les sources correspondantes. Et les juges sont loin de l’être...

Mais je me permets de donner un conseil à la communauté des avocats : plutôt que d'investir leur énergie - habituellement mobilisée à trouver des arguments de procédure - utiliser cette énergie à rechercher les sources premières de toute loi. A mon avis, ces arguments procéduriers, faits pour bloquer l'accusation sont à l'instar des scories et de l'étain pour l'argent, et ce n'est que lorsque nous enlèverons les scories et convertirons toutes ces impuretés que la justice portera à juste titre son nom. 

Et en m'adressant à la communauté des avocats, de laquelle nous venons pratiquement tous, et qui siègent aujourd'hui en poste (de magistrats), j’émets l'espoir que les rapports entre les juges et les avocats seront non seulement corrects, mais même aimables et empreints de confiance mutuelle.

Nous sommes convaincus que l'ensemble des avocats marqueront un profond respect envers les tribunaux. Quant aux magistrats, il leur incombera de se souvenir qu'ils ont devant eux des hommes à juger.

Tout ce que je viens d'énoncer, aurait très bien pu l'être à l'ouverture de la Cour suprême quel que soit son lieu. Au journal officiel, en date du 30 juin dernier, nous pouvions lire que l'emplacement de la Cour suprême sera fixé par le gouvernement provisoire. Cette décision arbitraire, prit au bout de quelques temps, un virage sioniste ; et nous pouvons aujourd'hui, être fiers, de mettre Jérusalem à l'honneur.

Messieurs, la prophétie qui dit : ''Je replacerai tes juges comme à l'origine et tes conseillers comme avant'' [6] est très ancienne. Elle a plus de 2 500 ans. Dans la prière quotidienne répétée trois fois par jour, nous disons : ''Replace nos juges comme au départ. Et nos conseillers comme au début'' et ceci nous le répétons depuis 2 000 ans. C'est ce que j'ai dit, lorsque j'étais en charge d'accueillir, en tant que président du syndicat d'avocats, la nomination d'un juge ou lors de départ de juges britanniques.

Je voudrais insister à nouveau sur ce point : le lien particulier unissant le peuple juif à la justice. J'ai mentionné la prophétie et la prière, ainsi que le lien entre le peuple et l'idée de la Loi ; alors que le peuple introduit dans ses prières quotidiennes, les énoncés du maitre Rabbi Ishmael à propos des 13 mesures nécessaires par lesquelles, nous interprétons la Torah[7].

Cette époque, dans laquelle il était nécessaire d'expliquer - le fondement de la loi - est révolue. Les hommes de loi doivent ressentir une fierté que la prophétie s'est accomplie et la prière a été entendue.

Puissions-nous être toujours circonspects dans nos jugements, humbles dans nos directives, donnons autant d'importance au verdict relatif à une petite somme qu'à celui concernant des millions. Ne nous précipitons pas à trancher avant d'avoir très sérieusement enquêté, prenons garde à la partialité et que l'on ait la force et l'intelligence de juger le peuple d'une justice droite et intègre, comme nous avons prêté serment aujourd'hui.

Aujourd'hui s'ouvre à Jérusalem, la Cour suprême de l'Etat d'Israël.

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Traduction
Elhanan Gottfarstein
Auteur
Smoira, Moshe (1888-1961)
Date de publication
1948-09-14
Siècle
20
Région
Proche et Moyen-Orient > Israël
Lieu d'édition
Jérusalem
Pays d'édition
Israël
Thématique
Sionisme
Type de document
Note tapuscrite
Langue principale
hébreu
Format
In 4
Nombre de pages
8
Propriété
Collection Nicolas Philippe
Remarques sur le contexte historique

Notes explicatives : 

[1]L'officiant a l'habitude selon le rite Ashkenaze de réciter une courte prière, avant de commencer la répétition de la ''amida''. Certains la disent à voix haute. C'est un moment hautement solennel dans ces communautés.

[2]Premier verset de la section hebdomadaire ''shoftim''. (Deutéronome 17, 18)

[3]L'auteur fait référence au verset de l'Exode Chap 18, 21 exigeant certaines qualités aux juges. L'auteur interprète ici le terme : ''anché hail''

[4]Passage de l'Exode Chap 2 verset 17. Moise, pourchassé par le Pharaon se réfugie en Midiane et intervient lorsqu'il voit des bergers persécutant des jeunes femmes.

[5]L'auteur revient là au passage biblique précédent (Exode 18, 21) sur les adjectifs bibliques exigés pour être juge.

[6]Isaie 1, 26

[7]Rabbi Ishmael enseigne qu'il y a 13 raisonnements permettant d'interpréter et donc de conclure sur la compréhension d'un passage de la Torah. Cette enseignement a été introduit au début de la prière du matin.

N° boîte
B11
N° d'inventaire
D058
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